Par la voie médicale... [Cal Keran]

Jusque là, Enma n'avait cherché à se soigner que par sa propre volonté, en pensant qu'avec assez de force et d'énergie, elle lèverait les barrières qui emprisonnaient ces souvenirs. Mais avec le temps, elle avait cru comprendre - du moins le pensait-elle - que la magie pourrait être en partie responsable de son amnésie. Ho! Elle ne remettait pas non plus en question l'hypothèse de volontariat, vis à vis de sa situation, mais pas non plus l'accident, ou même autre chose de plus cruel. Était-ce par par fierté ou son égo, l'énigmatique jeune femme n'avait jamais osé franchir le pas du Mouroir, là où l'on disait que de nombreux médecins soignaient ses compatriotes et n'hésitaient pas à utiliser des méthodes peu orthodoxes pour le faire, soit dit en passant. Cela représentait un risque certain, mais elle souhaitait principalement un avis d'un spécialiste, avant de penser au moindre remède étrange. Prudence était mère de sûreté.

Ce fut avec sa nonchalance et son flegme habituel que la mage noire s'engagea dans ce qui fut autrefois une écurie. Elle s'étonna d'ailleurs de voir un tel aménagement car malgré l'apparence extérieure des locaux, l'intérieur inspirait déjà bien plus confiance. Si autrefois il y avait des box pour chevaux, aujourd'hui, il se trouvait des lits pour les malades. Par contre, comme dans tous les "hôpitaux", c'était la cohue. Des herboristes, des magiciens, des médecins, des infirmières ou même des apothicaires, tout s'entremêlait comme dans une fourmilière mais tout semblait savoir où se rendre. Cela était plutôt déconcertant pour les nouveaux arrivants.

En se reprenant à plusieurs fois, Enma avait tenté d'attirer l'attention d'une infirmière pour obtenir ne serait-ce qu'une information. L'unique réponse qu'elle obtint fut que les animaux étaient interdits et que Zodiark devrait attendre dehors. Autant dire que son familier n'aimai guère trop la remarque et ce manque de considération envers lui. Toutefois, il ne broncha qu'un instant avant de prendre son envol au dehors, expliquant à Enma qui l'attendrait. Mais voilà, sa chance ne dura qu'une unique fois et il lui fut impossible d'arrêter le moindre autres membres du personnels.

Soupirant de lassitude, elle préféra alors tenter l'aventure, seule, dans l'immense écurie. Là son regard balaya la foule, les patients, les médecins... Elle avait même entrevu certains blessés dans l’entrebâillement d'une porte d'un box, des cris, des hurlements, des gémissements... Rien de véritablement surprenant dans un tel endroit où l'on soignait bien des maux. Toutefois, elle en sentait aussi quelques mauvaises intentions et cela ne la rassurait que peu.

Finalement, elle finit par pousser la porte d'une chambre, au hasard. Pour son grand bonheur, personne n'était présent. Sans en attendre la moindre autorisation, Enma s'installa dans la pièce et s'assit pieusement sur le lit, les mains posées sur ses genoux. Un médecin ou une infirmière passerait sans aucun doute, ne serait-ce que pour faire leur tournée ou vérifier les chambres disponibles. Peut-être que cela serait long, mais au moins, elle était au calme... pour un temps.

"Je te hais."

"J'en suis conscient, monsieur."

"De toutes mes forces."

"Je sais, monsieur."

"Mes maigres forces."

"Hélas, monsieur..."

"Que tu suces comme un vampire de bas-étage."

"Je ne me permettrai jamais, monsieur."

"Ne comptes pas sur moi pour t'augmenter avant longtemps..."

"Pour tout dire, monsieur, cela fait quinze ans que..."

"Tais toi... Tu m'énerves."

Tel fut la teneur du petit dialogue avec son valet alors qu'il cheminait doucement vers le mouroir. Le vieil homme, employé par la famille depuis des lustres et ne craignant du jeune homme rien de plus que ces piques acerbes, n'avait pas accepté le nouveau retour de son jeune maitre aux portes de la mort. Et quel meilleur endroit pour trouver quelques fortifiants que... Le mouroir ! Bien sûr... Logique. Tellement logique... Mais bon, il savait où se trouvait la lus grande partie du matériel de nettoyage, cuisinait comme pas deux, et remplacer son cadavre calciné lui prendrait du temps et de l'énergie. On n'en a jamais assez, alors... Il s'était laissé faire, insultant copieusement son valet, qui le "lâcha" sur le pas de la porte. Le laissant rentrer, sourire aux lèvres. Le mage tenta de s'esquiver, mais le valet, plus rapide qu'un démon, avait pris son maitre sous le bras, un médecin sous l'autre -enfin, ce que l'on pouvait assimiler à un médecin, quoi...- et les avait jeté dans un long couloir. La retraite semblait coupée. Et lorsque le "médecin" grommela quelque chose comme "je nettoie juste...", Cal sentit une grande, grande lassitude l'envahir. Tout au plus l'homme lui indiqua une pièce, et, une fois un peu de monnaie en main, promit de chercher le plus rapidement un apothicaire.

Et, sacré hasard narratif, cette chambre était la même où Enma assise. Dans une position effectivement fort pieuse. A en faire défroquer un moine trappiste. Enfin bref. Pas de bol pour elle, ni médecin, ni quoi que ce soit, juste un échalas crevé, ennuyé, et agacé, lui adressant un léger signe de tête, avisant un lit proche, laissant son bâton contre le mur et s'allongeant dans une position nettement moins polie. Concrètement, mains derrière la tête, une jambe en chevauchant l'autre, et yeux fermés. Non, ce n'est pas "la position du cliché", mais "la position du mec qui décide de se taper une sieste. Avant d'ouvrir un oeil. De tapoter ses doigts sur le matelas. De trépigner. En bref, d'être Cal, incapable de rester en place. Il se remet d'ailleurs sur ses pattes, examinant les pieds du lit, trop courts pour certains, en remet un à hauteur, se dirige vers la fenêtre, examinant la taille des barreaux, retourne son drap, le remet, s'emmerde, enfin bref, continue dans son délire hyperactif. Il déteste Markus... -Le valet, ami lecteur, le fameux valet.-

Se tournant vers la jeune femme, il lâche un :

"Dites moi que vous avez quelque chose à lire, n'importe quoi... Une recette de cuisine même..."

Se retenant d'ajouter : "ou je dissèque un patient pour passer le temps..."

Des cas désespérés et désespérants, il y en avait partout. Dans toutes les castes, dans tous les peuples, dans toutes les professions. Les plus graves se trouvant bien évidemment dans les hôpitaux ou même les prisons. Toutefois, lorsque Enma avait décidé de prendre place dans une chambre inoccupée en attendant un médecin, elle ne s'attendait pas à ce qu'un homme étrange en fasse irruption, du moins, pas un homme de cette sorte.

Cela faisait déjà dix minutes, peut-être plus, que la jeune femme se tenait assise sur son lit, énigmatiquement silencieuse et jetant un regard vers le dehors, au travers de la fenêtre. Rien n'aurait pu venir la troubler, ni même les hurlements plaintifs que l'on entendait en dehors de la salle. Immobile. Passive. Droite. Elle ne sourcilla qu'une fois l'étranger arrivant dans la salle, homme qu'elle examina, toujours muette, de haut en bas. Il semblait élégant mais dédaigneux, sans doute malade car il avait un teint un peu livide. Il avait une belle chevelure blonde couleur de paille, un magnifique contraste vis à vis des cheveux noirs de la jeune femme. Elle nota aussi furtivement la couleur de ses yeux. Enma était peut-être borgne, mais elle n'en restait pas moins une grande observatrice, capable de capter le moindre détail, le moindre geste ou cicatrice.

En tout cas, l’inopportun n'était définitivement pas une médecin, ni même un employé. Il n'adressa aucun mot à la mage noire, pas un bonjour, pas un pardon, rien. Il alla simplement s'installer sur l'autre libre qui était libre. Sur cela, Enma ne lui accorda plus aucun regard et s'évertua à observer l'extérieur, par la fenêtre, toujours enfermée dans son mutisme. Puis ce fut à cet instant, que le soit disant patient commença à s'agiter, tournant comme un lion en cage. Assis, coucher, debout... Existait-il seulement une position qu'il n'avait pas prise? Mais cela n'intéressa toujours pas la jeune femme.

Une personne censée se serait peut-être vu particulièrement agacée par ses trépignements, Enma n'y voyait qu'un homme-enfant à vrai dire. Une pensée qu'elle garda pour elle toutefois. Mais voilà, elle fut surprise car pour la première fois depuis le début, l'intriguant osa enfin à entamer la conversation. Du moins, à sa façon. Tournant alors la tête vers le jeune homme, la mage noire le toisa de son regard sanguin, et déclara alors d'une voix simple et douce.

" Non. "

Elle détourna son attention vers la fenêtre tout aussi vite. Dans un autre langage, on pouvait aussi appeler cela se faire snober, ou même ignorer. Il fallait dire que cela avait été demandé si élégamment...

Le grand blond aux chaussures noires sourit amèrement aux paroles de la jeune femme. Rien à lire, mais pourquoi avait-il attendu une réponse positive ? Quel imbécile, forcément, qu’elle n’avait rien à lire, et sûrement pas pour toi. Il lâche un :

« Naturellement… Et même pas une petite craie sous la main… »

Avant de se diriger vers la porte, sortant la tête, regardant à droite, à gauche. Soupirant à nouveau et revenant sur ses pas. Avant de pointer la jeune femme du doigt.

« Mademoiselle, la correction et votre présence précédent la mienne font de vous la personne prioritaire ici. Je vous prierai cependant de faire le plus vite possible, de nombreuses activités devraient me retenirau dehors, si mon serviteur n’avait pas décidé, dédaignant le bon sens, de me botter en touche ici. »

Il incline légèrement la tête, bien planté face à la jeune femme, dans une vague courbette. Avant de retourner sur son lit, où il se couchera à nouveau, pensif et regardant le plafond. Ce qui ne semble pas le satisfaire. Le plafond est particulièrement amorphe aujourd’hui. Le plus bête des plafonds qui soit, vraiment. Un plafond de crétin. Et sans aucune conversation. Tiens, justement. Il tourne la tête vers la jeune femme.

« Vous aussi, un de vos proches vous a enfermé ici ? On ne peut même plus faire confiance à ceux qui nous entourent, quelle misère… »

Et sans la laisser répondre, il se lève à nouveau, restant assis sur le bord du lit, et examinant avec attention la patiente, tentant de voir chez elle le moindre indice concernant la cause de sa présence ici…

« Non, non, vous vous n’avez pas été envoyé ici par quelqu’un. Vous êtes bien trop sage pour qu’on vous retienne ici de force. Je me trompe ? »

Les gens de cette ère étaient vraiment, mais vraiment très étranges. La première question qui lui traversa l'esprit était de savoir si, dans son autre vie, les mages noirs ou même la population d'autrefois, étaient aussi... curieux. Lorsqu'il demanda, ironiquement, si elle n'avait même pas une craie sur elle, ses yeux roulèrent comme des billes dans leur orbite. Ho! C'était un petit détail que le jeune homme blond n'aurait pu le voir car elle n'avait pas daigné détourner son attention de la fenêtre. Si elle lui offrait plus d'intérêt, il continuerait sans doute à faire toute une comédie. C'était comme les enfants, il ne fallait pas donner de l'importance à leur caprice pour que cela finisse par passer, par lassitude. Et la patience, Enma en possédait beaucoup.

Toujours s'agitant de tous les côtés, le mage finit par aller vérifier si quelqu'un s'apprêtait à arriver : une bonne chose. Mais son comportement toujours aussi bizarre l'amena à pointer du doigts Enma. Se sentant viser, elle daigna tourner la tête une nouvelle fois et regarda le jeune homme avec un regard étonné. Ses paroles n'avaient vraiment aucun sens.

" Veuillez me pardonner. Mais je prendrais le temps qu'il m'est nécessaire lorsque le médecin arrivera. Si vous êtes si pressé et que votre mal est urgent, je pense qu'il vous faudra aller directement voir un médecin et lui demander de vous prendre en prétextant un cas de mort imminente. Le cas contraire, je pense qu'il serait sage que vous restiez tranquillement allongé, et que vous rassembliez vos forces pour patienter. "

A cet instant, un curieux sentiment de compassion de la part d'Enma accompagnait ses pensées pour le pauvre bougre de serviteur de ce mage noir là. Qu'importe qui était ce malade, il était tout bonnement insupportable, du moins, il n'avait aucune patience. Et il n'avait visiblement pas plus de tact... ou ne réfléchissait pas beaucoup à ce qu'il disait. Pour Enma, le diagnostic était simple : il souffrait d'un narcissisme profond et d'un nombrilisme aigu à tout épreuve. En tout cas, il fut étonné de constater qu'il était assez rapide pour se montrer plus observateur...

" Je vois que vous êtes un homme perspicace. Je ne possède nulle famille, ni même serviteur. Je me suffis à moi même. Question de survie. Je ne souhaite être dépendante de personne, à la fois pour ne pas être un poids pour autrui, mais aussi pour devenir plus forte. "

Ses yeux rouges le balayant, son visage était resté passif.

" Si vous êtes malade, il serait plus sage que vous restiez couché. "

La voix de la mage était curieusement douce et son calme ne semblait ne pas pouvoir être perturbé.

Mmmmmh ? Oh, il avait possiblement été malpoli. Mouais, ce devait être ça. Elle l'avait mal pris, en tout cas, ça avait l'air. A quoi le voyait-on ? A rien. Mais elle parlait plus de deux mots, avait daigné tourner la tête, et, conséquemment, avait du réagir au moins un minimum. Oui, un petit minimum, mais c'est toujours ça. Oooh, ça allait peut-être devenir moins ennuyeux.

"Excusez moi, mademoiselle, je ne voulais pas vous paraitre malpoli. J'ai juste quelques... Runes sur les bras, si on peut le dire ainsi, qui réclame mon attention, et comme les jours, trop courts, ne durent que vingt-quatre heures, on n'a pas une heure stupide à perdre dans un hopital de basse-fosse entourée -je ne vous vise pas- d'imbéciles, de fous, d'estropiés ou d'autres gens sans aucun intérêt."

Il se remet sur ses pieds d'un bond.

"Je vous remercie de votre conseil, mais la marche fortifie, favorise la circulation et dégage les bronches. En un mot comme en cent, ça répare les erreurs des médecins."

Oh, il n'avait rien contre les médecins. Comme il n'avait rien contre personne, mais concrètement, il n'éprouvait pour eux pas plus de complaisance que pour une paire de tasses à café un peu vieillotte. Amusant, une pure solitaire, aux limites de la misanthropie maladive. Ne pas être un poids ? Mais enfin, on est tous des points. Un sourire se dessine sur son visage.

"Je comprends votre point de vue, nonobstant le fait qu'ici c'est un hôpital, ou ça s'en rapproche, et que nous sommes donc catégorisés comme des poids pour autrui, aux yeux de la société mais surtout de la logique. Conséquemment, si cette volonté vous a amené ici, il s'agit d'une forme de prédiction auto-réalisatrice, n'est ce pas ? Là, vous êtes dépendante d'un médecin. Enfin passons."

Il continue de marcher, plus doucement, perdu dans ses pensées.

"Et si nous ne sommes pas capable de pourvoir à nos besoins en intégralité, sommes nous forcément des poids ? Markus mange grâce à moi, sa famille a un bon salaire, et il n'a pas à trimer dans la rue comme tant de malheureux... Il y a équivalence, ce me semble, entre service rendu et rétribution donnée. La famille, c'est la même chose. Mis au monde et éduqué, nous sommes tenus ensuite de soutenir, un cycle terrifiant de monotonie, mais assez bien foutu. Qu'en pensez vous ?"

Son regard s'étant brusquement tourné vers elle...