Marcher en silence, avec le vent pour seul compagnon, voilà une manière tout à fait terrifiante de passer une nuit d'insomnie. Mais bon, elle, elle entend peu le vent. C'est surtout les discours des morts qu'elle écoute d,une oreille distraite. Ils sont nombreux à être bavard. Ils ont des tas de trucs à dire les morts. Des trucs plein de rancoeur la plupart du temps. Pour ceux qui savent entendre, la plupart des morts ont un bavardage parfaitement inutile. Mais pour les rares qui savent écouter, c'est une mine de savoir et surtout de potins. Ce n'est pas pour rien qu'Arselianne est la plus grande commère de Malificium. Elle connaît toutes les rumeurs, tous les ragots et la plupart du temps, elle les répand avec un plaisir non feint, presque un sens du devoir. Beaucoup des commérages les plus croustillants elle les tient des esprits rancuniers. Ils sont ses préférés. Sur la passerelles des maudits, ce que les esprits racontent est nettement plus dramatique. Des histoires sordides la plupart du temps. Beaucoup de suicidés. Beaucoup de victimes aussi, balancées du haut de la passerelle pour faire croire à un suicide. Excellente technique.

Des étoiles pâles commencent à percer le ciel sombre et encore un peu orangé du soir. Il y aura un mince croissant de lune cette nuit. Rien pour aider à voir devant soi. Mais au moins, ce n'est pas la pleine lune. Même Arselianne ne se risque pas à traverser la Passerelle une nuit de pleine lune. C'est beaucoup trop dangereux. Mieux vaut attendre une lune croissante, ils sont plus calme alors, les esprits.

Pieds nus, comme à son habitude, même si la nuit est fraîche, elle les a pourtant à moitié enrubannés, pour en protéger la plante. Se planter une roche pointue dans la plante des pieds est nettement plus inconfortable qu'entre les orteils. Elle le sait d'expérience. On ne peut pas courir avec un cailloux dans la plante des pieds. Devant elle trottine Algie, la truffe au sol. La chienne s'arrête soudainement et lève la tête et hume l'air ambiant. Elle ne jappe pas. Elle ne grogne pas plus qu'elle ne gronde. C'est plutôt une expiration brusque, comme si l'odeur respirée ne lui plaisait pas. Ça n'arrête pas Arselianne qui, passant près de la bête, lui caresse la tête d'un geste de pure affection. Elle met les pieds sur la passerelle et poursuit son avancée, Algie sur les talons. La chienne reste très près, mais un peu derrière. Algie s'arrête aussitôt qu'elle entend une autre voix. Elle ne comprend pas les mots, c'est un chien après tout, mais Algie reconnait les tons. Ce ton là est menaçant.

Arselianne sursaute en entendant la voix. Elle émet même le hoquet de surprise. Deux ou trois secondes pour se remettre de sa surprise et elle se remet à respirer. Les mains sur sa poitrine, elle soupire et émet un petit rire nerveux.

- Oh, vous m'avez fait peur, avoue-t-elle d'une voix chantante et douce.

Elle a certes eut peur, mais maintenant qu'elle estime que sa vis-à-vis n'est pas dangereuse. Elle se remet à avancer, d'un pas léger, semblant prendre la menace comme une bonne blague, ou du moins des paroles futiles.

- Je suis désolée, je vous ai fait peur ? Je suis incorrigible. On m'a dit des centaines de fois de me montrer plus visible, mais les flammes d'une torche ou d'un fanal gêne plus à ma vue que la lumière des étoiles.

Algie marche juste derrière Arselianne, restant soigneusement dans son ombre, prêt à sauter à la gorge de ce qui pourrait esquisser quelque chose de menaçant pour sa maîtresse. La chienne gronde quand même à l'adresse de l'inconnue, question de la prévenir. La jeune femme semble s'être remise aisément de sa frayeur et elle semble vouloir voir de plus près l'origine de cette voix.

- Vous devez avouer que vous n'êtes pas très visible non plus, n'est-ce pas ? Algie approche de l'inconnue et gronde une autre fois. Si vous ne faites aucun geste brusque, elle ne vous mordra pas. Sauf si je lui en donne l'ordre, mais je ne le ferai pas si vous ne me voulez pas vraiment du mal. Algie, ici, laisse la dame tranquille. Elle a eu peur, c'est tout, dit-elle sans préciser si elle s'adresse à la chienne ou à la dame. Je croyais être la seule à me balader ici la nuit. elle continue d'avancer vers l'inconnue, glissant un doigt léger sur la rambarde du pont de pierre.

Elle est toute de blanc vêtue. Enfin, dans cette noirceur, elle semble habillée de blanc. Pour de vrai, c'est un gris perlé, mais personne ne voit la différence quand il fait noir comme ça.