J’aurais été incapable de dire si ce fut ce petit vent frais qui me caressait le visage, ou ces feuilles qui commençaient à s’entasser sur moi ou encore les chatouillis d’Arya qui me réveilla. Mais quoi qu’il en soit, lorsque mes yeux s’ouvrirent, ils ne virent qu’une seule chose : des nuages gris et ternes qui se laissaient porter par le vent…
Où étais-je ? Cette question était tout à fait légitime. Mon cerveau endolori avait du mal à remettre les choses à leur place. Qu’était-il arrivé avant que je ne me retrouve dans cet endroit et dans cette position stupide ? Un bras au-dessus de la tête tandis que l’autre était reposé sur le corps, je me dis que je devais avoir l’air ridicule.
Croisant alors les doigts au-dessus de mon ventre, je me mis à fixer le ciel. D’apparence, j’avais l’air vide mais à l’intérieur de moi, mon esprit tentait désespérément de comprendre ce qui venait de m’arriver.

« Arya ? »

Je sentais des petites pattes remonter le long de mon corps. Elles vinrent jouer un instant avec mes doigts, comme pour s’assurer qu’ils étaient encore en vie et elles grimpèrent pour se nicher au creux de mon cou. A cet instant, j’eus alors la certitude que c’était bien ma mygale.
Machinalement, je me mis à la caresser du bout de l’index pendant que je cherchais ce qui clochait. Je regardais les feuilles virevoltées au-dessus de mon visage, les nuages tristes qui avançaient sans grande conviction et les oiseaux en migration. Quelque chose manquait dans ce paysage… Mais quoi ? La réponse ne tarda pas à venir…

D’on-ne-sait-où, le cadavre exotique d’un oiseau tomba sur mon visage. Le poussant sur le côté sans ménagement, je me levai comme si je m’étais allongée sur un buisson de ronces. Le front plissé, je regardai ce volatile aux couleurs bariolées. Que faisait-il ici ?
Parcourant l’endroit du regard, je m’aperçus que je me trouvais à la Cascade Enchantée. Ma mémoire se remit alors doucement en place. Jamais je n’eus été dans un tel état de concentration. Même lorsque je cherchais un moyen pour me débarrasser de l’œuf d’entropie dans la bibliothèque de Naturalia, je n’avais pas eu l’impression d’être si concentrée…

Ah mais voilà ! L’œuf ! Tout était clair à présent !
Cherchant partout autour de moi, je ne vis pourtant aucune trace de cet artefact maudit. Pourtant, il venait de faire tomber sur ma face un oiseau mort et je tenais fermement à me venger. Soulevant du pied les feuilles mortes pendant qu’Arya se débattait pour ne pas tomber de mon corps, je finis rapidement par abandonnée. L’œuf d’entropie ne se cachait jamais.
Les bras sur les hanches, j’attendais impatiemment que cet imbécile pointe le bout de son nez. Mais les secondes commençaient à s’écouler et je ne vis rien arriver, mis à part cette pluie de pétales de fleurs fanées qui commençait à me taper sérieusement sur les nerfs. Ce n’était pas dans les habitudes de l’œuf d’entropie de faire des farces tout en restant caché…

Et voilà que tout commençait à me revenir en mémoire.
Très en colère contre mon artefact magique, j’avais décidé de faire un tour à la Cascade Enchantée. La bibliothèque de Naturalia ne m’aidait pas mais je m’étais dit que je lisais peut-être les mauvais livres. Mais comme j’étais excédée, j’avais décidé de faire une pause, histoire de me calmer un peu. Arrivée à la Cascade Enchantée, j’avais balancé l’œuf d’entropie contre un arbre, celui d’ailleurs qui se tenait devant moi. L’objet avait explosé et j’avais même cru que cette explosion réussirait à anéantir tout Nel Beraid. Bref, j’aurais dû mourir mais j’étais là, intacte…

« En quelle année sommes-nous ? »

Ma tête contorsionnée vers mon épaule, je fixais intensément Arya du regard. Évidemment, je ne pouvais pas compter sur cette sotte pour avoir une quelconque réponse. Ce n’était qu’une araignée stupide, incapable de parler et de mourir lorsqu’on le désir.
D’une pichenette, je l’envoyai par terre mais elle couru remonter le long de mon corps pour venir se percher une nouvelle fois sur mon épaule. Je la laissai faire. Après tous, ce n’était pas de sa faute ce qui venait de m’arriver. Mais comme j’étais de très mauvaise foi, je ne m’excusai pas.

Quoi qu’il en soit, j’étais un peu déboussolée. L’œuf d’entropie avait explosé mais il continuait à m’embêter par je-ne-sais-quel-moyen. Je me demandais ensuite pendant combien de temps j’étais ici. Regardant tout autour de moi, j’essayais vainement de me rappeler de la couleur des feuilles la dernière fois que j’étais éveillée. Et plus je réfléchissais, plus la réponse me semblait inatteignable…

Alors que je me posais des questions existentielles sur le temps et l’espace, j’entendis la voix d’une femme hurler au-dessus de moi. Par réflexe, je levai le bout de mon nez. Une elfe se tenait perchée sur l’arbre, à moitié cachée derrière les feuillages. Mes yeux se mirent à balayer les alentours, confirmant ainsi mes hypothèses. Il ne faisait nul doute que c’était à moi qu’elle s’adressait. Ne comprenant rien à son manège, je fronçai alors les sourcils. Pourquoi voudrais-je lui faire du mal ? Avec une indifférence totale, je la regardais secouer son arme. Elle la tenait d’ailleurs si maladroitement qu’elle la fit tomber par terre. Je levai les yeux au ciel. Je ne la connaissais pas mais avec son comportement incompréhensible cette sotte commençait déjà à m’exaspérer.

Croisant les bras, j’observais l’elfe rejoindre son arme. Elle avait du se faire très mal en tombant mais je ne fis aucun geste pour venir l’aider. De toute manière, elle ne semblait n’avoir rien de cassé. Elle venait de reculer comme une sombre crétine pour venir se cacher derrière un rocher. Et d’ailleurs, « se cacher » était un bien grand mot pour décrire ce que cette idiote était en train de faire. Croyait-elle vraiment que je ne l’avais pas vu venir se réfugier derrière ce gros caillou ?
Ramassant la dague que l’elfe avait fait tomber sur le sol, je la retournais entre mes doigts. Elle n’avait pas l’air très affûtée. Sa propriétaire n’avait pas l’air de savoir s’en servir… Bien évidemment, ce n’était qu’une supposition. Et puis, moi non plus, je n’étais pas douée au corps à corps.

« Hé toi ! J’ai quelques questions à te poser ! »

D’une voix autoritaire, je ne ménageais pas cette pauvre femme qui, visiblement, avait un peur bleue de moi. Je me demandais d’ailleurs bien pourquoi. Avais-je subi un quelconque changement sur mon visage ? D’un pas décidé, j’avançais vers l’elfe tout en tapotant machinalement la lame de sa dague sur ma main comme si ce n’était qu’une babiole sans importance.
C’est dingue comme quelques décennies enfermée dans une bibliothèque pouvait me faire devenir asociale. En y repensant, cela faisait longtemps que je n’avais pas eu une vraie discussion avec quelqu’un. Dans la bibliothèque de Naturalia, il m’arrivait de parler avec quelques personnes mais en général, c’était pour demander des renseignements sur tel ou tel ouvrage. J’avais oublié ce que c’était que d’aborder des inconnus dehors… M’enfin, sur le moment, tout ceci me semblait sans grande importance.

« Tu m’espionnes depuis combien de temps ? Et quel jour sommes-nous ?»

J’étais très directe, ce fût le moins qu’on puisse dire. Je ne tournais pas autour du pot et allais directement à l’essentiel. J’avais fait une erreur une fois et il était hors de question que je la refasse. J’eus beaucoup de chance que cette femme à l’air craintive et naïve ce fut retrouver sur mon chemin. Et maintenant que j’avais trouvé quelqu’un qui était potentiellement capable de répondre à mes questions, je n’allais pas la laisser filer aussi facilement.

« Réponds tout de suite et ne t’avise surtout pas à de me mentir ! »

Oui. Bon ok. En plus de n’avoir aucune diplomatie, on ne pouvait dire que j’étais de nature très patiente.
Fixant intensément l’inconnue du regard, je continuais toujours à jouer avec sa dague. Et même si je donnais l’impression de la menacer avec cette arme, en réalité, j’avais complètement oublié que j’avais quelque chose entre les mains. On aurait pu alors se demander par quel miracle je réussis à ne pas me blesser avec. J’étais tellement nerveuse, tellement frustrée de ne pas savoir ce qui c’était passé pendant mon sommeil.
Mais bon, comme je l’avais déjà mentionné, cette dague ne devait pas être affûtée, même pas du tout. En fait, je dirais même qu’elle avait une consistance visqueuse. Mais comme j’étais trop occupée à arracher les vers du nez de cette maudite elfe, je n’avais pas remarqué que sa dague s’était métamorphosée en grenouille…
Ralala… Et dire que j’étais en train de martyriser cette pauvre créature sans défense sans même m’en rendre compte…

Drôle de personne. Telle une enfant, l’elfe se plaquait ses mains sur ses oreilles, comme si ma voix lui était insupportable. Les yeux fermés, elle avait visiblement ni envie de me parler, ni envie de me regarder. Cette attitude commençait à me vexer. Étais-je si épouvantable que cela ?
Baissant mes yeux sur mes mains, j’aperçus la pauvre grenouille se débattre entre mes doigts. Excédée, je voulus l’étouffer mais à peine j’eus cette idée qu’elle redevînt ce qu’elle était réellement ; une simple dague…
Ce problème étant résolue provisoirement, j’en revins à mes moutons. Ma peau ne s’était pas ridée et possédait le même teint laiteux que d’habitude. Passant une main dans mes cheveux, je fus rassurée de voir que des cornes n’avaient pas poussées sur ma tête. Et après m’être assuré que des verrues n’avaient pas germé sur mon visage pendant mon sommeil, je fis la conclusion que j’étais tout à fait normale. Du coup, je me demandais bien pourquoi l’elfe refusait de lever la tête vers moi.

« Euh… j’ai l’air si effroyable que ça ? »

Pour le coup, il n’y avait pas que cette inconnue qui avait peur. Moi aussi, je commençais à angoissée. Effleurant une nouvelle fois mon visage, mes doigts redessinèrent le contour de mes lèvres. Elles me parurent avoir les mêmes dimensions que d’habitude… Mais soudainement, je me sentis ridicule.
J’entendais l’eau de la cascade coulait à côté de moi. Depuis tout à l’heure, je m’acharnais à vérifier que j’étais normale en gesticulant dans tous les sens alors que j’avais la possibilité de vérifier mes doutes plus intelligemment.
Abandonnant l’inconnue pendant quelques instants, je fis quelques mètres pencha la tête au-dessus de l’eau. Ah ! Cette peste m’avait vraiment fait peur pour rien ! Mes cheveux étaient toujours aussi blonds que le soleil et mes yeux étaient toujours aussi bleus que le ciel.

« Franchement, je ne te comprends pas. » lançais-je alors à l’elfe.

Je revins ensuite vers elle, les mains plaquées sur les hanches. Je n’étais pas contente du tout. Elle m’avait fait peur pour rien ! Insensible à ce que cette malheureuse pouvait ressentir en cet instant précis, je ne pensais qu’à moi. En même temps, je crois que je n’ai jamais été éduqué pour penser comme les mages blancs. Mais bref…
Penchant légèrement la tête, je me disais que cette inconnue avait l’air ridicule comme ça, à pleurer comme une gamine contre son gros caillou. Finalement, je me remis légèrement en question. Je me remémorais tout ce qui venait de se produire durant ces dernières minutes et je me dis que, la pauvre avait dû avoir la peur de sa vie lorsqu’elle a vu une morte se relever sur ses jambes comme si de rien n’était. Mais bon, j’dis ça mais peut-être que je n’avais dormi que pendant trois secondes qui sait !

« Il me semble que ceci est à toi. »

Tenant sa dague par la lame, je la tendais à l’elfe. Ma voix s’était un peu radoucie mais juste un peu. J’étais toujours en colère mais ce n’était pas contre elle. Non. J’étais en colère contre mon œuf d’entropie. J’étais en colère pour tout ce qu’il m’avait fait subir. Tournant la tête sur le côté, j’observais les alentours. J’étais persuadée qu’il était là. Il venait de me jouer une farce en transformant temporairement la dague de l’elfe en grenouille. Mais voilà, j’avais beau regarder, je ne voyais pas mon artefact magique et je commençais à trouver cela vraiment étrange.

« Surtout, ne le prends pas mal mais je suis pressée donc si tu pouvais me dire quel jour on était, je t’en serai très reconnaissante. »

Je l’avais bien entendu lorsqu’elle me répondit qu’elle ne savait pas quelle date on était. Mais bon, je me disais que, peut-être, sous la panique, elle avait bafouillé ces mots sans réfléchir. Alors, une nouvelle fois, je lui reposai la question et j’avais fait un immense effort pour avoir l’air plus calme. Mais bon, en y repensant, je crois que c’était un peu raté. Toutefois, il aurait fallu être complètement stupide pour ne pas s’apercevoir que je tentais de faire des efforts pour me calmer.

L’étrangère ne semblait pas tenir à son arme. Soit.
Baissant le bras, je repris sa dague par la manche, ne tenant pas à me blesser inutilement.
Je ne comprenais pas cette lueur qui brillait dans les yeux de cette elfe. Pourquoi était-elle si épouvantée par ma présence ?

« Êtes-vous en train d’insinuer que vous voulez me tuer, rien que parce que je vous effraye ? »

Avec un détachement profond, je fixais la flèche qu’elle pointait vers moi.
Même si cette elfe m’intriguait, ces larmes ne parvinrent pas à éveiller en moi une quelconque réaction. Elle projetait de me tuer mais n’étais-je pas morte déjà deux fois ?
Calmement, je l’écoutais poser ses questions et répondre par la même occasion à celle que je lui avais posée un peu plus tôt.

« Pour savoir… J’ai perdu la notion du temps… »

Je ne pouvais pas avoir dormi pendant plusieurs années. Les gens auraient eu largement le temps de trouver mon cadavre (ou ce qu’il en restait) et, par principe d’hygiène et pour ne pas blesser la candeur des petits qui venaient jouer dans cet endroit, ils auraient probablement inhumé mon corps ou enterrer dans un cimetière.
Alors, finalement, j’en vins à conclure que je m’étais peut-être assoupie pendant quelques heures tout au plus et que l’elfe avait été la première à me voir étendue sur l’herbe. Mais peut-être que l’explosion de l’œuf d’entropie avait réussie à désintégrer mon corps à tel point qu’il ne restait plus rien de moi ?
Réfléchissant à toutes les hypothèses possibles, je ne fis guère plus attention à l’arme qui était brandie vers moi. Mais cela ne dura pas plus de quelques secondes. Levant les yeux vers l’elfe, je la contemplai un instant. Pourrait-elle m’aider ? Elle semblait faire parti de ceux à qui on ne pouvait rien demander sans avoir au préalable raconter toute son histoire. Hors, je n’avais pas envie de lui raconter ma vie. Elle n’était qu’une inconnue pour moi. Et de toute manière, qui pouvait croire qu’une humaine avait pu vivre plus de deux cents ans sans avoir la peau ridée ?

« Vous me demandez si je compte vous faire du mal mais, de nous deux, vous êtes la première à brandir une arme… Et puis, je peux très bien vous retourner la question. Après tout, c’est vous qui m’avez surprise en train de dormir sous ce sol pleureur… »

Fixant l’arbre en question, je me dis qu’il avait légèrement changé par rapport à la dernière fois que je l’avais vu. Peut-être avais-je donc été complètement décomposée mais que la magie de l’œuf d’entropie avait réussie à me ramener à la vie ? D’ailleurs, pouvait-on dire que j’étais vivante ou n’étais-je qu’un zombie ?
J’entendais les clapotis de l’eau, les pattes d’Arya me chatouillaient un peu et je sentais l’odeur de la nature flotter tout autour de moi. Pour moi, j’avais l’air d’être vivante…
Prenant ma mygale dans une main, je la caressai ensuite machinalement du bout des doigts.

Décidément, ma bonne étoile ne m’aimait pas. Était-elle morte ou m’avait-elle délaissé pour venir s’occuper d’un stupide mortel dont la vie était plus importante que la mienne ?
Levant le nez au ciel, j’aperçus de gros nuages arriver. Je sentais les gouttes de pluie tomber sur mon visage. Un petit frisson parcouru mon corps. J’eus alors la certitude que je n’étais pas un zombie.

Fixant à nouveau l’elfe, je l’écoutais débiter à nouveaux des inepties. Comment pouvait-on être à la fois aussi peureuse et curieuse en même temps ? J’avais beau cherché, je ne parvenais pas à trouver la réponse à cette question. Néanmoins, je me dis qu’il lui avait fallu beaucoup de courage à cette elfe pour me dire à voix haute ce qui la tracassait.
Puis, je ne saurais pas vraiment dire pourquoi mais je finis par contempler ses larmes. Elles me firent penser aux gouttes d’eau qui tombaient de plus en plus abondamment du ciel. Cela me fit penser à un ouvrage que j’avais lu, il y a fort longtemps.

« Il me semble que ceci est votre œuvre. Il ne faudra pas vous étonner si je tombe malade… »

Je levais les yeux au ciel puis mon regard se reporta sur l’étrangère. Je n’en étais pas certaine mais je commençais à me dire que cette femme était peut-être une chroniqueuse.

« Si j’étais vous, je ne viendrai pas m’abriter sous un arbre alors que l’orage menace de gronder. »

Je devais sans doute commencer à l’énerver. Elle me posait des questions et moi, je lui répondais à côté de la plaque. En même temps, pourquoi répondrais-je à toutes ces interrogations ? Ma vie ne la regardait en rien. Et puis, il fallait reconnaître que cette pluie ne favorisait en rien notre conversation.
Délicatement, je m’assis au sol. Je n’avais pas l’intention de venir me réfugier dans un abri sec. Même si la vie commençait à m’ennuyer un peu, je dus toutefois admettre que cela faisait un bien fou de se sentir vivante.
Sous cette pluie battante, je commençais à avoir la chair de poule. Peut-être allais-je tomber malade mais n’avais-je pas été habituée depuis ma tendre enfance à errer dans les rues, même pendant les mauvais jours ? J’étais plus résistante que je ne le laissais paraître. Toutefois, ayant récemment décédée et ressuscitée, je me demandais si je n’étais pas devenue plus faible. Déjà, je sentais que j’avais perdue mes réflexes de jadis. Je n’étais plus aussi vif. Il faudrait que je remédie à tout cela.

« Il faudrait songer à se calmer. »

La pluie commençant à faire beaucoup de bruit, j’avais haussé le ton pour que l’étrangère ne m’entende. Sans vouloir me vanter, je crois avoir lu assez de livres pour deviner que cette pluie avait un fort lien avec cette femme. Depuis tout à l’heure, elle ne cessait de pleurer et voilà que tout d’un coup, le ciel se mettait pluie aussi à verser de grosses larmes. Et pourtant, quelques minutes plus tôt, les nuages gris semblaient s’envoler vers le nord…

« Si je puis me permettre, je crois bien que c’est vous qui êtes en train de me faire du mal avec votre pluie ! »

J’aimais beaucoup la pluie. Je trouvais ça frais et agréable. Cependant, je finis par réaliser que j’allais vraiment tomber malade si elle ne cessait pas et je me trouvais actuellement trop loin d’un abri (enfin, pas si loin que ça mais j’avoue avoir eu un peu la flemme de me lever et de courir). Oh bien sûr il restait toujours ce maudit sol pleureur mais là, tout seul et isolé du reste de ses confrères. Et tout le monde savait qu’il ne fallait jamais venir s’abriter sous un arbre durant les orages, à moins de vouloir multiplier ses chances de décès par cinquante. Bien sûr, pour l’instant, aucun éclair ne striait mais le ciel sombre me laissa penser que ceci n’allait pas tarder.

Surprise, je la regardais comme si c’était la première fois que la voyais.
Moi ? Mentir ? Je n’avais fait qu’émettre une simple hypothèse dont j’étais, certes, presque certaine mais ceci ne restait qu’une hypothèse. Et d’ailleurs, en la voyant se concentrer pour essayer de calmer vainement cette pluie, je me dis que j’avais raison. Mais voilà, l’elfe ne semblait pas être de mon avis… Quoi que…
Elle venait de m’assurer qu’il n’y aurait pas d’orage. Était-elle donc en train d’avouer qu’elle avait un lien avec ces nuages gris ? Décidément, ses émotions lui faisaient dire n’importe quoi. Pour une chroniqueuse, je trouvais cela bien étrange. Dans mon esprit, j’imaginais ce genre de personne grande, raffinée et sage. Pourtant, en voyant cette elfe, je finis par me dire que les étoiles avaient peut-être été trop longtemps immobile dans l’espace, ce qui avait fini par les abrutir un peu. Oui, c’était sans doute l’explication à toute cette bêtise qui émanait de cette étrangère.

« Bien… »

Je fini par bien vouloir lever mon séant et à venir m’abriter sous ce satané saule pleureur. Avec une lenteur infinie, j’avançais vers l’inconnue. Je ne pouvais pas lui promettre que je ne lui ferai aucun mal. Dans mon esprit, une telle promesse était impossible à faire étant donné le peu de choses que je savais sur elle. Néanmoins, jusqu’à présent, elle n’avait rien fait contre moi (mis à part peut-être ce ciel pleurnicheur…) alors pourquoi voudrais-je la nuire ?

« Je n’aime pas beaucoup ce ton que vous prenez avec moi. Je ne fonctionne pas selon le système de la carotte. »

Si je lui promettais que je ne lui ferai pas de mal, elle concèderait à me prouver qu’elle n’était pas aussi inutile et ennuyante que je commençais à le penser… Non mais vraiment… Pour qui se prenait-elle ? Croyait-elle vraiment que j’allais céder à ce stupide chantage ? Il y avait tellement d’autres gens à interroger. Il me serait toujours possible de revenir à la bibliothèque de Naturalia (si elle existait encore, bien sûr) et je finirai sûrement par trouver mon bonheur.

« Vous savez, je suis capable de me débrouiller toute seule… »

La seule raison pour laquelle je la questionnais était qu’elle était la première personne que j’avais vue depuis mon réveil. Alors, naturellement, je m’étais adressée à elle mais rien ne m’obligeait à m’attarder ici.
Le regard vide, je contemplais la pluie qui tombait encore et encore… Pendant combien de temps cela allait-il durer ?
Arya, qui s’était réfugiée sous mon col pour ne pas être trempée, daigna sortir de sa cachette. Je sentais ses petites pattes venir s’accrocher sur mon épaule droite. Je me dis alors que sa présence signifiait que je n’avais pas dormi pendant trop longtemps. Cependant, il ne fallait pas oublier sa faculté à se régénérer. Au final, elle était un peu comme moi, sauf que, moi, ce n’était pas un pouvoir inné. C’était à cause (ou grâce ?) à l’œuf d’entropie que j’étais toujours parmi les vivants et non à une faculté magique que j’avais acquis dès ma naissance…
Et d’ailleurs, en parlant de l’œuf d’entropie, il fit apparaître un petit tas de sauterelles morts à mes pieds. Rien ne me certifiait que c’était son œuvre mais j’aurais mis ma main au feu que c’était lui.
Levant la tête, je sondai alors les alentours mais nulle trace de cet artefact maudit…

« Décidémment… » soupirais-je.

Décidément, cette elfe était une vraie peureuse. Ce n’était qu’un tas de sauterelles mortes ! Sans un mot, je la regardais me consulter du regard. D’un haussement d’épaule, je répondis à sa question muette.
Mais qu’en savais-je moi ? Je n’avais jamais su d’où l’œuf d’entropie ramenait toutes ces babioles… Les importait-il de l’autre bout du monde ou les créait-il de toute pièce ? Pendant que l’inconnue se fondait en excuses, je donnais un petit coup de pieds au tas de cadavres. Regardant les insectes tout en haut de la pile dégringoler, j’avais quelques doutes sur l’authenticité de cette apparition. Mais après avoir senti ces sauterelles sous mes pieds et les avoir vu rouler au sol, j’eus la certitude que c’était bien l’œuvre de l’œuf d’entropie.
Bon sang, mais où se cachait-il ?

« Pourquoi posez-vous ce genre de question alors que vous avez toujours vos deux jambes ? »

Reportant mon regard sur l’elfe, je tentais de lui faire utiliser un peu sa cervelle mais après avoir parlé, je me dis que, peut-être, cette idiote n’avait rien dans le crâne.

« Vous voyez que j’avais raison… »

Je venais de lever les yeux au ciel. La pluie cessait peu à peu à tomber, tout comme les larmes de l’elfe. Un mince sourire presque imperceptible apparu sur mes lèvres. Elle avait eu du mal à me croire lorsque je lui avais dit qu’elle avait un lien avec l’humeur du ciel. Désormais, elle avait face à elle la preuve irréfutable que j’avais bel et bien raison.

« Bien. Je vais enfin pouvoir changer de paysage. »

Je ne savais toujours pas pendant combien de temps j’avais dormi sous le saule pleureur mais j’eus la désagréable sensation que cela avait duré une petite éternité.
Esquissant quelques pas vers l’avant, je sentis quelques gouttes de pluie me tomber sur la tête. Cela ne m’inquiéta pas, sachant que les nuages gris allaient bientôt partir (sauf si bien sûr l’étrangère recommençait à pleurnicher pour une raison qui me dépassait).
Je tournai ensuite la tête vers l’elfe, me demandant ce qu’elle comptait désormais faire à présent. J’aperçus également le tas de sauterelles se volatiliser comme il était apparu. L’œuf d’entropie faisait souvent apparaître des objets ou des êtres vivants. Heureusement encore, ces apparitions finissaient par disparaître.

« Vous n’auriez pas à manger sur vous par hasard ? »

Les années s’étaient écoulées, j’avais plus de deux siècles d’existence mais mon ventre était toujours rester identique à celui que j’avais lorsque j’étais adolescente.
J’aimais manger et ça, je ne le cachais pas. De la soupe, du pain, du poisson, de la viande, … En terme de nourriture, je n’étais pas compliquée.
Dans mon esprit, plusieurs mets commençaient à défiler, éveillant ainsi mon appétit ainsi que ma gourmandise. Dommage que ce satané d’œuf d’entropie était incapable de faire apparaître ce dont j’avais besoin lorsque j’en avais envie.
Tournant la tête vers l’elfe, je la jaugeai un instant. Elle n’avait pas l’air d’avoir à manger sur elle. Tant pis. J’allais devoir marcher un peu pour trouver de quoi me rassasier. Pourtant, en visualisant le chemin que je devrais parcourir je me dis que, finalement, je n’avais pas si faim que ça.

« Alors ? Cette fameuse chose que vous avez eu l’intention de me montrer ? Avez-vous changé d’avis ou consentez-vous à m’en faire part ? »

A vrai dire, je me moquais un peu de ce que l’elfe pouvait me montrer, me disant que ce ne serait sans doute pas aussi intéressant qu’elle le prétendait. Mais bon, on ne sait jamais et puis je n’avais pas très envie de me mettre déjà en route vers la bibliothèque de Naturalia ou la taverne la plus proche. Après tout, je venais de me réveiller…

Son sourire me stupéfia. Cela faisait bien longtemps que l’on ne m’avait pas souri ainsi et sur le moment, je me demandais ce que j’avais fait pour mériter un tel privilège.
J’aperçus les rayons du soleil se frayer un chemin parmi les nuages pour venir illuminer la dentition de l’étrangère. Sous le saule pleureur, le tout me faisait penser à un tableau où la cliente aurait expressément demandé à ce qu’on lui flatte à l’excès ses dents de castor.
Quoi qu’il en soit, si j’avais eu des dents aussi parfaites que cette elfe, je me serais abstenu de les montrer aussi facilement et stupidement à n’importe qui, de peur qu’on me les arrache sauvagement. Je pensais alors aux méthodes et coutumes barbares de certains aigrefins mais, bien entendu, je ne dis aucun mot à la pauvre âme sensible. Je n’avais pas très envie que la pluie me retombe une nouvelle fois sur la tête. Et puis, des fois, il valait mieux ne pas savoir certaines choses. On vivait mieux ainsi.

« Hé bien pourquoi pas… » répondis-je brièvement lorsqu’elle me proposa de venir chez elle.

Si j’avais été elle, jamais je n’aurais invité une inconnue chez moi… Ah si seulement elle savait qui j’étais ! J’étais certaine qu’elle aurait eu la peur de sa vie ! Pourtant, pour son bien-être (ainsi que pour le bien-être de mon estomac), je ne dis rien et je me contentais seulement de la suivre docilement. Enfin…

« Vous avez dit qu’en lambinant, nous serions chez vous dans un quart d’heure. Il n’est donc pas utile de marcher aussi rapidement, à moins que vous ayez oublié votre déjeuner dans votre chaudron brulant ! »

Même si je n’en donnais pas l’air, j’étais une vieille bique de plus de deux cent ans. Je peinais à avancer alors que l’autre gambadait joyeusement devant moi comme un petit lapin. Je me dis alors que j’avais dû dormir pendant vraiment longtemps pour me sentir aussi rouillée. A force de ne pas bouger, mes muscles étaient devenus fainéants et je finis même par penser que je devais avoir l’air vraiment ridicule à marcher comme une grand-mère.
Je me sentais fatiguée, abandonnée de toutes mes forces, comme si le simple fait d’être resté debout plus de dix minutes m’avait vidé de toute mon énergie. Comme toutes les mamies, mes propos étaient, certes, un peu exagérés mais j’avais la nette impression d’avoir perdu ma fraîcheur de jadis. Alors, pendant que je trainais derrière l’elfe, je m’élaborai un petit parcours de santé dans ma tête. Comment se portait Malificium ? Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas mis les pieds là-bas. Était-ce toujours à la fois aussi puant et merveilleux que dans mes souvenirs ?

* Ressaisis-toi ! * me dis-je

Le dos bien droit et la tête relevée, je n’avais nullement l’intention que l’on me prenne en pitié. Dans mon état, marcher aussi vite que l’elfe n’aurait pas été dans mes moyens. Ainsi, j’avançais à mon rythme, donnant vraiment l’impression que je prenais tout mon temps, ce qui, d’ailleurs, était vraiment le cas. Après tout, je n’étais pas pressée…

Une petite côte ! Rien que ça ! Hé bien, c’était déjà beaucoup trop pour moi ! Non seulement, j’avais plus de deux siècles et j’avais fait un petit somme de quelques années mais en plus, il ne fallait pas oublier que je n’avais rien mis dans mon estomac depuis une petite éternité ! Était-il donc possible de faire preuve de compassion ? Si je n’avais pas eu l’air aussi jeune et fraîche, il aurait été fort probable que l’on me traite avec plus de respect et de douceur…
Un sourire narquois fleurit sur mes lèvres lorsque j’entendis Nelindë dire que j’étais jeune. On voyait bien qu’elle ne connaissait pas mon histoire…

Quoi qu’il en soit, je faisais du mieux que je pouvais pour avancer rapidement. Cela devait sans doute ne pas se voir et aux yeux de l’elfe, je devais sans doute faire parti de celles qui aimaient prendre tout leur temps pour contempler le ciel et la pelouse. Mais tant pis. De toute façon, je n’avais que faire de ce qu’elle pouvait penser et, dans mon esprit, une multitude d’injures explosait en moi. Je me voyais vraiment mal en train de fournir des efforts pour retrouver toutes mes aptitudes d’autrefois. Rien qu’au mot « effort », je me sentis déglutir. Pouvait-on vraiment dire que j’avais fait un quelconque effort dans ma vie ? Je n’étais pas habituée à faire ce que je n’aimais pas. Mais maintenant, dans l’état dans lequel j’étais, je n’avais pas trop le choix…

Lorsque Nelindë me proposa son bras, je le pris sans faire de remarque désagréable. Je pris appuis sur elle et força mes jambes endormies à travailler un peu. Dans un coin de ma tête, je me dis que je devais vraiment passer pour une malade…

« Au fait, moi, c’est Syrka. » dis-je au bout d’un moment.

Après tout, Nelindë s’était présentée et pas moi. Et puis, je ne me voyais pas appeler par le « blonde » ou la « vieille ». Ce n’était pas très flatteur et le temps avait commencé à me rendre un peu susceptible. Mais de toute façon, ce n’était pas le genre de l’elfe d’être mesquine, n’est-ce pas ?
Je voyais son visage angélique rayonner et je me demandai comment il était possible d’être gentil à ce point. Dans quel monde avait-elle vécu pour devenir ainsi ? En réalité, je la trouvais même tellement gentille que je finis par penser qu’elle était naïve, folle et complètement inconsciente. Cependant, cela, je n’en soufflai pas un mot à la demoiselle qui devait sûrement être centenaire ou même plus (mais pour une elfe, c’était tout à fait normal de vivre aussi longtemps sans avoir la peau fanée).

« Est-ce encore loin ? Je dois avouer que je ne suis plus habitué à ce genre de chose… »

Voyager jusqu’au bout de l’univers, travers des lacs et des forêts, grimper des falaises et combattre des monstres, … A quand remontait tout ceci ? Ma mémoire était confuse. Je n’avais plus que des brides de souvenirs, comme si tout cela remontait à des temps ancestraux.

Plus j’avançais et plus j’avais faim et soif. Je n’avais jamais cru qu’il était possible d’avoir autant envie de manger et boire.
Bon sang… pendant combien de temps avais-je dormi ? Je me sentais faible, vidée de toutes mes forces et je trouvais que ma mygale commençait à se faire lourde sur mon épaule. Et, évidemment, comme je n’avais que peu de considération pour elle, je l’ordonnai de descendre de là où elle s’était perchée sous peine de lui arracher les pattes une par une. Oh, elle savait bien que ce n’étaient que des menaces que je n’exécuterai pas. J’étais bien trop fatiguée pour cela. Néanmoins, pour éviter de m’irriter, elle descendit rapidement de mon corps. Mais voilà, arrivée sur le sol, elle se dit qu’elle aurait beaucoup de mal à suivre les deux femmes. Elles faisaient des pas beaucoup trop grand pour elle et après tout, elle n’était qu’une araignée…
Alors, avant qu’elles ne mettent trop de distance avec elle, Arya décida de grimper sur Nelindë. Celle-ci put alors sentir ses pattes chatouiller sa jambe…

Je hochai une fois de la tête lorsque Nelindë m’assura qu’elles arriveraient bientôt à destination. Tant mieux ! J’avais fait assez d’effort pour cette journée et je me voyais mal en fournir davantage.
Lorsque l’elfe s’arrêta, je tournai la tête vers elle, me demandant ce qui n’allait pas. Je la vis alors secouer sa jambe. Ne voulant plus transporter Arya sur moi, celle-ci avait décidé de venir se percher sur ma bienfaitrice . Je la regardai soulever l’araignée et la poser avec toute la délicatesse du monde sur son épaule.

« Feignasse… Tu devrais avoir honte de profiter de la bonté des gens ainsi. »

Je venais de lever les yeux au ciel, excédée par le comportement de mon araignée géante. Oh bien sûr, moi je pouvais parler ! Elle n’était pas la seule dans l’histoire de profiter de la gentillesse des gens mais moi, contrairement à elle, je valais beaucoup mieux et je ne passais pas mon temps à suivre quelqu’un qui ne voulait pas de moi ! De plus, en dehors de me suivre comme un vulgaire chien, on ne pouvait pas dire qu’elle m’était très utile. Il ne fallait pas oublier qu’Arya était une mygale et que donc, elle pouvait potentiellement m’aider lorsque j’en avais besoin. Or, pas une seule fois depuis notre rencontre elle avait ne serait-ce osé lever une patte pour venir à ma rescousse lorsque j’en avais eu besoin. A chaque fois, j’avais dû faire face à mes problèmes toute seule. Mais bon, au moins, je pouvais m’attribuer le mérite de ma survie grâce à moi-même sans avoir mauvaise conscience.

Plus vite que je le pensais, nous arrivons rapidement devant la demeure de Nelindë et je dus admettre que vois la petite cabane au loin me motiva à me motiver davantage pour arriver plus vite à destination. M’appuyant un peu sur l’elfe, j’avançai tranquillement et elle finit par me faire asseoir sur une souche. Je n’avais pas vraiment besoin de son aide. Après tout, j’avais simplement les jambes en compote et non des problèmes de dos. J’avais beau être vieille, il ne fallait tout de même pas abuser en pensant que j’en possédais la totalité des caractéristiques… Je dus malgré tout avouer que j’appréciais le geste de Nelindë et c’est pour cela que je ne bronchai pas. D’une certaine manière, c’était ma façon à moi de la remercier pour sa gentillesse. Après tout, il ne fallait pas s’attendre à grand-chose de la part d’une vieille rôdeuse mal lunée...

Le dos bien droit, je regardais Nelindë rentrer chez elle. Elle fit beaucoup de bruit et j’émis l’hypothèse qu’elle était peut-être en train de faire le ménage. Un sourire se dessina sur le coin de ma lèvre, en pensant à mes vieilles années. Moi, je n’avais pas de maison. Je ne possédais qu’un sac mais, même avec qu’un simple sac, je réussissais à y mettre un bordel pas possible.
Un couple de ratons laveur sortit en courant de la cabane. Puis, Nelindë apparut à son tour avec un balai à la main. Sa demeure était-elle si sale que cela ? Depuis combien de temps n’y avait-elle pas mis les pieds ? Boarf, toutes ces questions, je me les posais sans vraiment y chercher une réponse. A vrai dire, je devais bien admettre que je n’avais que faire des réponses, même si cela m’intriguait un peu.

« Vous êtes végétarienne ? »

Je regardais le maigre repas qu’elle venait de me servir. Au mieux, on pouvait dire que c’était un repas très équilibré. Au pire, ce n’était pas consistant du tout. Ma mauvaise foi me disait que j’aurais pu m’abstenir de manger quoi que ce soit, cela n’aurait rien changé mais je finis aussi par me dire qu’il serait peut-être bien pour moi de prendre un peu de force. Il valait mieux avaler quelque chose que rien du tout.
Lentement, je me saisis donc du fromage et le porta à mon nez. Aussitôt, je fis la grimace. Il sentait le moisi et le cadavre en décomposition. Mais, par curiosité, je découpai un tout petit morceau à l’aide de mes doigts et je l’avalai….
Pouah… il était affreusement mauvais…

« Vous devriez goûter à votre fromage… » dis-je pendant qu’elle m’eût présenter sa toile.

Un goût désagréable me pesait sur la langue mais je l’oubliai bien vite en voyant l’œuvre de Nelindë. Le travail était tellement bien fait que je me permis même de caresser quelques broderies du bout des doigts. Pourtant, à mon plus grand regret, aucun de ces évènements cousu sur cette toile n’éveilla en moi un souvenir, à part peut-être le début. Avais-je donc sommeillé depuis si longtemps ?

« Vous êtes douée… » finis-je par souffler alors que la déception était en train de s’afficher sur mon visage

Lorsque je lui demandai si elle était végétarienne, elle tourna la tête de gauche à droite. Je réalisai alors à quel point j’avais été stupide de poser cette question. Après tout, elle était une elfe et pas n’importe quelle elfe ; c’était une chroniqueuse. Il était donc évident qu’elle ne mangeait pas de viande…
En revanche, Nelindë semblait apprécier les fromages forts et je dus bien admettre que sur ce point, je ne la comprenais pas. Comment pouvait-on apprécier manger un aliment qui sentait les pieds qui puent ? On aurait dit un bout de gâteau qui aurait moisi pendant des siècles dans une cave. Mais bon, si elle aimait ça, tant mieux pour elle, n’est-ce pas ? A défaut de ne pas vouloir manger de viande ou de poisson, il fallait bien commencer cela par autre chose. Mais tout de même… Quelle drôle façon de vivre…

« Donc vous avez deux siècles d’existence… »

En somme, elle était en train de me dire qu’elle avait à peu près le même âge que moi. Je me demandais comment elle faisait pour ne pas se sentir vieille. Certes, elle était une elfe, ou plutôt, une étoile qui s’était réincarnée en elfe. Mais moi, j’avais aussi plus de deux siècles d’existence et je me disais que la vie commençait à être ennuyeuse ! Comment faisait Nelindë pour rester toujours aussi insouciante et pleine de vie ? Moi, j’avais plutôt l’impression que les années avaient fini par me rendre aigrie. Il ne fallait cependant pas oublier que l’œuf d’entropie y était aussi pour quelque chose…

« L’histoire d’un objet particulier… De quel objet s’agit-il exactement ? Et comment avez-vous pu retracer tous ces évènements ? Vous y avez assistez ? »

Je pensais notamment aux guerres. Comment une femme aussi peu douée que Nelindë aurait pu survivre face à des guerriers sanguinaires et sans scrupule ? Comment avait-elle pu tisser toutes ces toiles et rester aussi naïve ? Plusieurs questions se bousculaient dans mon esprit, si bien que je dus y faire le tri. Je ne voulais pas m’écarter de mes recherches. Je voulais à tout prix savoir ce qui s’était passé durant ma « réincarnation ».
Essuyant mes doigts sur les pans de ma robe, je défis ensuite les vieux rouleaux que Nelindë me présenta. Avec toute la délicatesse du monde, je l’étalai sur la nappe qu’elle avait posée au sol, après m’être assurée d’avoir pousser les aliments sur le côté. Les toiles semblaient vraiment anciennes et j’avais peur de les déchirer en faisant des gestes brutes. L’elfe avait du y consacrer beaucoup de temps alors je ne voulais pas tout détruire en quelques secondes. Et avant tout, ces rouleaux contenaient peut-être la réponse que je cherchais.

Sur les anciennes toiles, je reconnaissais certains évènements. La disparition de certains lieux, la propagation de certains paysages, la progression de la reconstruction des bâtiments détruits durant la dernière guerre…

« Je vois… »

Maintenant, je savais. Mon corps avait été détruit quelques décennies plus tôt et s’était reconstruit, y renfermant ainsi à nouveau mon esprit.
Du bout des doigts, je retraçais les évènements qui m’étaient familiers. La paume de ma main s’illumina. Sur le moment, je me demandais ce que mon œuf d’entropie invisible était en train de me faire subir. Je redoutais déjà le pire.
Pourtant, à ma grande surprise, il ne se passa rien. Enfin… rien de grave. Après que l’halo qui était apparue sur ma main fût éteint, j’aperçus que les toiles de Nelindë avaient retrouvé toutes leurs couleurs de jadis. C’était comme si elle venait de réaliser toutes ces broderies. En somme, pour une raison mystérieuse, l’œuf d’entropie venait de rénover les œuvres de l’elfe…

« Hé bien… c’est l’une des rare fois que je le vois faire quelque chose d’utile… » murmurai-je

Étrange… Vraiment étrange… Depuis mon réveil, mon œuf d’entropie se comportait étrangement. Était-il sur le point de mourir ? Sa manière de procéder n’était plus la même. D’habitude, il ne se cachait pas. Il faisait même tout pour que l’on remarque. Et surtout, il ne passait jamais par mon intermédiaire, faisant ainsi croire que toutes ces apparitions ou transformations venaient de moi.
Je me dis donc à fouiller les poches de ma robe, me disant qu’il s’y était peut-être caché. Ne le trouvant pas, je fronça les sourcils. J’étais persuadée qu’il était là, quelque part. Il ne pouvait pas se trouver loin de moi. J’en étais certaine.

Mais alors que je me posais des questions existentielles, j’entendis Nelindë éclater en sanglots. Naturellement, je levai les yeux vers elle, me demandant pourquoi elle s’était mise dans un tel état. Elle aurait dû être contente que ses tapisseries aient retrouvés leurs couleurs de jadis, non ? Contemplant ses larmes, je me surpris à les comparer avec des diamants. En effet, le soleil les faisaient scintiller et pour le coup, l’elfe ressemblait vraiment à une… étoile.

« Calmez-vous, voyons… Ce n’est pas la peine de se mettre dans un pareil état… »

J’étais vraiment surprise par sa réaction, même si en y repensant, son geste était prévisible. Mais que voulez-vous ? Je venais de m’extirper d’un long sommeil de plusieurs décennies. Je n’avais pas encore remis toutes mes pensées en place et j’étais un peu longue à la détente.
Ne sachant pas quoi faire, je me mis à tapoter maladroitement sa tête pour essayer de la calmer. Jamais je n’avais vu quelqu’un aussi heureux pour une chose aussi anodine car, en effet, pour moi, la restauration de ses toiles n’était pas un évènement que je considérais comme important.

« Il vous en faut vraiment peu… »

Je souris lorsqu’elle me dit à quel point elle m’était redevable.
Si seulement elle avait vécu à Malificium… Son point de vue aurait totalement changé. Les gens étaient redevables que lorsqu’on leur sauvait la vie… et encore… Bien sûr, ceci n’était qu’une généralité mais jamais oh grand jamais je ne me permettrais de dire à quelqu’un que je lui étais redevable parce qu’il aurait raccommodé mes bas ! Oui, comparer la restauration des magnifiques toiles de Nelindë avec le rafistolage de vêtements fragiles étaient peut-être étonnant mais dans ma tête, il en allait ainsi !

« Oh doucement ! »

L’elfe m’entraîna subitement jusqu’à chez elle. Si je n’avais pas été dans l’état pitoyable dans lequel j’étais, je ne me serai certainement pas laisser faire aussi facilement. Mais comme j’avais été tellement surprise par sa façon d’être et que je manquais cruellement de réflexe, je me laissai faire. A vrai dire, je n’eus même pas le temps de cligner des yeux que je me retrouvai déjà dans sa demeure.

« Mais… »

Nelindë tenait à me remercier pour ce que je venais de faire en m’offrant une de ses créations. D’abord dubitative, je regardais les tissus broder sans oser les toucher. Même si elles étaient toutes aussi belles les unes que les autres, je ne voyais pas ce que je pourrai en faire. Je me voyais très mal me promener avec un tapis sur le dos. Pour la vie que je menais, le cadeau qu’elle souhaitait me faire ressemblait plus à un fardeau qu’elle voulait me donner. Alors, avec toute la douceur et la gentillesse du monde dont j’étais capable, je lui dis :

« Vous savez, je n’ai pas de place pour entreposer ce genre de chose. Ils sont beaucoup mieux chez vous. Et vous m’avez déjà donné ce dont j’avais besoin. »

Mais après une très courte réflexion, j’ajouta :

« Cependant, si vous avez des habits à ma taille me céder, cela m’aiderait beaucoup. Sans froufrou et sans couleur criarde, bien entendu… »

Après ces longues années, mes vêtements actuels commençaient à se faire vieux. J’avais gardé les mêmes que ceux d’il y a cent ans si bien que les couleurs avaient déteintes.

Mais pourquoi riait-elle donc ? Qu’avais-je donc dit de si drôle ? Décidément, ses réactions étaient déstabilisantes.
Nelindë me demande de patienter quelques instants. Hochant simplement une fois de la tête, je ne bougeai pas d’une semelle, bien que je me demandais ce qu’elle était en train de mijoter. Puis, comme je n’étais pas de nature très patiente, ma curiosité finit par être irritée. Mais fort heureusement pour moi, l’elfe ne tarda pas à revenir. Et, dans ses mains, je vis toute l’artillerie de la parfaite couturière…

« Pardon ? »

Elle était sérieuse ? C’était la première fois que j’avais le droit à un tel service. Et même si j’avais plus de deux siècles et que ma mémoire me jouait parfois des tours, jamais oh grand jamais je n’avais eu le souvenir d’avoir eu des vêtements fait sur mesure ! Étant orpheline et n’ayant jamais eu personne pour s’occuper de moi, mes habits avaient toujours été ceux d’un autre.
Alors, sur le moment, je dus bien admettre que la bonne humeur de Nelindë commençait à se proliférer comme une épidémie. Des vêtements rien que pour moi et rien qu’à ma taille ! Je n’étais pas sûre qu’elle en avait conscience, mais elle était bel et bien en train de me proposer des services dont seuls les riches pouvaient se permettre ! Certes, au cours de ma vie, j’avais réussi à récolter pas mal d’argent mais il fallait bien admettre que ce genre de chose me dépassait un peu. Mais maintenant que l’occasion se présentait devant moi, je n’allais sûrement pas la rejeter.

Je n’eus même pas besoin d’émettre mon approbation que ma couturière commençait à prendre mes mesures. Je pris alors conscience que je manquais cruellement d’entrainement. J’étais aussi ramollie qu’une vieille dame. Tous mes réflexes s’étaient envolés. Je n’arrivais plus à anticiper les mouvements comme jadis. Je n’osais même pas imaginer l’état dans l’état dans lequel j’aurais pu être si je n’avais pas eu mes pouvoirs.
Comme un vulgaire pantin, je me laissai donc faire. Je senti Nelindë me soulever un bras pour le mesurer. Telle une professionnelle, elle grommela des phrases dont je ne compris absolument rien et dont je n’avais que faire. Je pensais simplement au résultat final. J’étais curieuse de savoir ce qu’elle avait en tête. Malheureusement pour moi, la télépathie avait été l’un des pouvoirs que j’avais perdu durant la dernière guerre… Peut-être réussirais-je un jour à le récupérer…

« Hé bien, à vrai dire, je n’en sais trop rien… Cela va sans doute vous prendre beaucoup de temps… » dis-je sur un ton neutre.

Je pensais que Nelindë savait parfaitement ce qu’elle voulait me confectionner. Mais voilà, je m’étais trompée. Et d’une certaine manière, il en était mieux ainsi. Elle devait sans doute avoir des goûts diamétralement opposés aux miens et il valait mieux pour moi qu’elle ne me demande ce que je voulais exactement. Cependant, en matière de tissus, de manches et tout le tintouin, je n’y connaissais strictement rien. Alors, comme un bon barbare, je lui dis :

« Quelque chose de passe-partout, de couleur noire de préférence. Quelque chose de simple et sobre, dans lequel où je pourrais voyager. Comme l’hiver approche, j’aimerais que le tissu tienne chaud. Et surtout, j’aimerais que ce ne soit pas trop ample, histoire que je puisse courir sans me prendre les pieds dedans. »

Voilà. Je n’avais évoqué ni ruban, ni nœud, ni autre fanfreluche. J’estimais avoir été assez clair. Et au final, cela n’avait pas été si compliqué que je me l’étais imaginée, même si je me disais que ma commande devait sans doute être hors norme comparée à celles que les reines et les comtesses pouvaient passer. Mais disons simplement que j’accordais plus d’importance à la pratique qu’à l’esthétisme. Après tout, il ne fallait pas oublier que j’étais une rôdeuse…