« Tout doux… »


L’homme s’adressa au fauve d’une voix tremblante et défaillante… A croire qu’il ne s’attendait pas à ça, et craignait certainement d’être puni de ses coups de fouets injustifiés. Lui faire peur était déjà un bon point, dans le sens où à l’avenir, il réfléchirait davantage avant d’agir sur un innocent sans défense apparente, au risque de se retrouver de nouveau nez à nez avec une panthère des neiges.


La foule s’écarta sous la panique. C’était fou ce qu’une bête pouvait créer comme désordre à toute une peuplade. Et, le désordre et les bruits de la foule en panique s’accentuèrent lorsque ils furent frappés par des objets en tout genre. Des tas de bricoles traînant dans les rues de Malificum vinrent voler près des têtes de ces sales personnages pour les punir comme il se doit et les occuper, une opportunité à saisir, car elle ne durerait pas.


Un regard vers l’aveugle et Luccia comprit qu’il était à l’origine de ce désordre. Et, cela releva d’un bon moyen de ‘distraire’ la foule. Une bonne idée en somme donc. Malgré son incapacité à voir, et sa manière d’agir dans le brouillard, l'inconnu avait des pouvoirs non négligeables. Mais la druide ne s’attarda, pour le moment, pas sur son cas, et profita plutôt de la situation pour le sortir de là. Il avait fait sa part de travail, et heureusement, car elle n’aurait surement pas pu le sortir de ce pétrin sans aucune aide.


Maintenant, il fallait fuir, et le mettre en lieu sur pour qu’il ne soit plus en danger. Après, elle devrait s’atteler à une tâche non moins ardue : libérer les prisonniers. Et, elle préféra ne pas s’en occuper dans l’immédiat, tout d’abord pour ne pas dévoiler ses traits de femme, auquel cas les malfaiteurs auraient immédiatement moins peur. Et puis, chaque chose en son temps.


Elle alla donc vers l’inconnu qui créait le désordre, et lui attrapa la main de ses crocs, en faisant attention à ne pas le mordre pour autant. Puis, elle tira légèrement pour l’inciter à fuir, et à aller dans la direction qu’elle lui proposait. Elle prit ensuite la direction d’une ruelle perpendiculaire, tout en émettant des bruitages permettant à l’aveugle de s’orienter. La foule était bien trop occupée à se remettre de leurs émotions pour s’en préoccuper. Et puis, loin d’eux l’envie d’aller provoquer une nouvelle fois le fauve. Il partait et cela apparaissait plutôt comme un soulagement.


La panthère tournoya autour de l’individu, frottant son pelage sur jambe, essayant de lui faire comprendre qu’il pouvait poser sa main sur la fourrure et se laisser guider. Douce fourrure qui s’éteignit peu à peu pour laisser place à l’elfe qu’était Luccia. Ils étaient cachés dans ce coin de ruelle, et le danger n’était maintenant plus à proximité. Mais la druide n’en avait pas fini avec eux. Elle n’avait certes pas envie d’y retourner désormais, mais il le fallait, alors elle le ferait. Elle s’adressa donc à l’aveugle, comme s’il était normal qu’elle soit une femme qui s’était transformée en panthère pour aller le sauver de ce pétrin.



« Bon, maintenant, ne bougez pas. Il faut que j’y retourne. »


Puis, elle observa les alentours pour s’assurer que la voie était libre, et déposa son capuchon sur sa tête. Elle n’avait encore aucune idée de la manière avec laquelle elle allait opérer. Et… il faut dire que ça l’inquiéter un peu. Ce prélude ne l’avait certes pas mise en confiance.

La belle druide s’apprêtait à partir sauver les esclaves quand une force invisible la poussa à se retourner . L’inconnu l’appelait. Avait-il besoin d’elle ? Etait-il souffrant alors qu’elle ne l’avait pas remarqué ? Il est vrai que, contrairement à son habitude, elle n’avait pas songé à l’examiner au cas où il serait blessé, trop préoccupée par le nombre plus important de personnes à aller libérer avant qu’il ne soit trop tard…


Luccia retourna donc vers l’aveugle et comprit, lorsqu’il prit sa main, qu’il voulait simplement la remercier. Ceci la fit afficher un sourire, qu’il ne put bien sur pas voir, mais elle pensa que les aveugles sentaient ce genre de choses. Un sens en moins devait améliorer les autres… Mais bref, elle sentit également qu’elle avait été assez fuyante par rapport à d’habitude. Elle parvint donc à articuler de sa douce et apaisante voix :


« Ça va aller ? »


L’elfe voulait s’assurer qu’elle ne laissait pas cet homme dans une situation critique, et qu’il tiendrait le coup… Au cas où elle ne revienne pas. Car le risque était loin d’être minime. Il y avait d’ailleurs plus de chances qu’elle ne s’en sorte pas, étant donné qu’elle avait déjà dépensé de l’énergie pour le précédant sauvetage. Mais elle irait quand même, espérant avoir un peu de chance…


Elle fila donc jusque dans la ruelle perpendiculaire à la rue principale, où circulait la charrette à esclaves, tout en prenant soin de rester cachée. Les hommes se remettaient doucement de leurs émotions, regardant tout autour d’eux pour repérer ou non une trace des agresseurs. Mais au final, la foule se dissipa, et les maléfiques aux commandes de la charrette reprirent la route, tirés par d’autres esclaves. La charrette tourna au bout de la rue, s’enfonçant dans une allée plus sombre et bien moins fréquentée. C’était l’idéal pour ne pas attirer les regards. Donc, elle se devait d’agir dès à présent, et de saisir cette occasion - qui ne l’immunisait nullement cependant – avant qu’elle ne file.


Un mauvais plan. Puisqu’il n’y avait pas de plan du tout. Agir ainsi dans la précipitation n’était pas dans ses habitudes. Résultat : pas de stratégie, et une chance de se faire attraper quasi-totale. Mais elle fonça dans le tas. Enfin pas tout à fait… D’abord dans le mur. Oui, elle prit quand même le temps d’amorcer une approche qui lui permettrait d’ouvrir la cage, histoire de laisser s’échapper des esclaves, même si elle y restait après en se faisant attraper. Il fallait qu’elle les distrait pour qu’un maximum de captifs puissent partir. Elle aviserait après comment se sortir de là. Après tout, elle avait des pouvoirs que eux, esclaves, n’avaient pas.


Elle repéra donc la clé accrochée au cou d’un des rôdeurs et la ruelle parallèle et accolée à celle dans laquelle circulait la charrette. Puis elle se rendit dans cette ruelle en vitesse, attendant d’entendre le cliquetis de la clé le plus simplement possible. Pour ne pas qu’ils voient son arrivée, elle avait donc choisi de se fondre dans le mur, et d’y ressortir juste à côté du gardien de la clé, pour lui arracher avec violence et vitesse, et la lancer à un des esclaves dans la charrette, de manière à ce qu’il puisse se libérer avec ses confrères. Évidemment, l’homme fut surpris un instant, mais se ressaisit bien vite pour attraper Luccia, qui n’avait pour objectif que de l’occuper un temps pour permettre aux captifs d’enfoncer la clé dans la serrure. Elle se débattit donc, bras et jambe, pour l’embêter au mieux, alors que la porte de la cage s’ouvrait. Les autres rôdeurs s’affolèrent et tentèrent d’arrêter les esclaves. Ils réussirent à en attraper deux ou trois, mais leur nombre était plus important . C’est pourquoi ils s’enfuirent dans toutes les directions sans demander leur reste. Luccia en revanche ne pouvait plus se libérer de l’emprise de son agresseur… Et elle avait puisé bien trop d’énergie désormais pour réussir à se défendre convenablement. Elle n’avait donc plus qu’à se laisser faire, et surtout, à laisser faire le destin…

Il faisait sombre, même noir... Et sous sa cape marron s'accordant parfaitement avec l'environnement, la druide ne devrait pas être dérangée... A moi qu'un mendiant veuille se servir d'elle comme d'une couette. Mais à priori, elle était bien cachée, alors, son rêve ne devrait pas être interrompu... Sauf si... On verra.

Évanouie, elle n'entra pas directement dans le monde onirique, comme pour attendre de retrouver sa conscience, ou plutôt son inconscient, perdu un court instant... Mais une fois qu'elle eut quitté cet état d'évanouissement pour que le véritable sommeil s’empare d'elle, son esprit laissa place à l'égarement. Et, compte tenu des événements, ses rêves seraient ternis par la manière dont elle avait quitté le monde réel. Oui, déjà, l'environnement sombre, lugubre, de rues malfamées apparaissaient. Mais ce n'était pas celles dans lesquelles elle était. Celles ci étaient plutôt modifiées, façonnées par son esprit... pas qu'elle ne les avait pas enregistrées en détail, mais elles apparaissaient plutôt comme elle les voyait inconsciemment, soit selon ce qu'elle ressentait en leur présence. Une atmosphère froide, un silence effrayant, seul un tintement régulier créé par le courant d'air ambiant... Régulier... Comme un compte à rebours... Le décompte final... Les dernières secondes avec la fin. Quiconque serait à sa place, ou dans ce rêve, serait pris d'une peur bleue... Car tout y contribuait... Luccia avait connu la violence de la guerre, l'horreur et l'attente du jugement dernier. Et, contre son gré, elle le mettait à contribution de son rêve, pour le transformer en une scène des plus pétrifiantes, et ce, façonnée par son esprit, et sa face la plus sombre et meurtrie.

Elle, elle était là, debout, toujours de sa beauté éblouissante, rayonnante, sa longue chevelure et ses habits blancs, brillants comme la lune, et étincelants comme ceux d'un ange... Mais son regard, froid, glacial, ses yeux bleus translucides, était figé, pétrifié. Plusieurs secondes elle resta ainsi... Comme dans un cauchemar dans lequel elle ne pourrait pas sortir. Puis, de ce regard toujours lointain, ce vide dans ses yeux, elle baissa doucement la tête... Ses pieds étaient imbibés de sang, tout comme le sol alentour... Et ce liquide rouge montait doucement, absorbant ses vêtements en suivant le tintement métallique, comme pour la torturer durant cette attente interminable, et finir par lui trancher le cou en arrivant à sa gorge. C'était étrangement de cette manière qu'elle avait failli quitter ce monde une première fois lors de la guerre... Enfin, finalement, ce n'était certainement pas une coïncidence. Mais pour le moment, elle souffrait en silence dans cet endroit, où le sang était pour l'instant monté jusqu'à ses chevilles.

Relevant doucement les yeux, quelle ne fut pas sa surprise de voir l'aveugle qu'elle avait sorti de la torture... Lui aussi avait les pieds dans le sang, et devait, de ce fait, être dans le même état d'angoisse que Luccia. Mais, la surprise ne se lisait pas sur son visage... Elle restait pétrifiée. Et, lui aussi vivrait l'horreur qu'elle ressentait, puisque c'était SON rêve.

La druide avait le visage figé et apeuré... Le regard qu'elle portait à Gen était vide, lointain, presque inexistant. Et lui, se mit à ouvrir les yeux. Dans ce rêve, plutôt assimilé à un cauchemar d'ailleurs, elle lui avait retiré sa condition d'aveugle. Il pourrait la voir, même si ce n'était qu'un rêve. Du moins, c'était ce qu'elle pensait. Mais elle ne s'en préoccupait pas, car bien d'autres choses s'insinuaient dans son esprit. Du vent, une voix rauque retentit pour annoncer une chose totalement incompréhensible, et les bruits alentours s'accentuaient en un crescendo annonciateur d'une explosion s'il ne cessait pas. Le bruit en devenait assourdissant. Le shaman plia les genoux, et tomba. La druide le vit fermer les yeux.

Mort ?

«  Noooon ! »

Se retrouver seule ici la fit frémir. Ses mains glissèrent sur ses joues, les malaxant violemment. Puis, voyant le sang atteignant son bassin, une première larme se mit à couler sur sa joue meurtrie. Qu'en serait-il lorsque ce flux rougeâtre atteindrait son cœur ?

Mais, comme si le cauchemar avait une faible et spontanée compassion pour elle, il fit revenir Gen... Celui-ci ouvrit les yeux, immobile. Lui était désormais imbibé de sang de la tête aux pieds, presque non reconnaissable. Était-ce le sang qui était monté en lui plus rapidement que celui de la druide qui l'avait fait mourir ? Peut-être, mais cette constatation ne vint pas rassurer Luccia. Néanmoins, il venait d'être ressuscité par l'esprit de la druide, n'ayant pas conscience qu'elle ne lui faisait pas de cadeau ainsi...

Luccia voulut lever le pied pour s'approcher de l'homme, mais elle n'y parvint pas, comme scotchée au sol, et condamnée à mourir ici lorsque le compte à rebours atteindrait le zéro. Dépitée, désespéré, elle s'adressa à cet homme qu'elle ne connaissait pas, mais qu'elle avait tiré des griffes de personnes maléfiques dans le monde réel :

« Je t'en prie... Aide - moi... »

Elle l'appelait à l'aide, et lui répondait à son appel. L'aveugle s'approcha d' elle, serein, et tendit une main vers son visage. Luccia quant à elle avait toujours ce même regard figé, apeuré. Elle, elle n'avait pas conscience du fait qu'il s'agissait d'un rêve contrairement à lui. Pour elle tout ceci paraissait bien réel. Cependant, ce dernier le lui fit prendre conscience. Comment savait-il et pas elle ? Encore perdu dans le monde imaginaire que son inconscient avait créé, elle ne se posa pas longtemps la question, et comprit qu'elle tenait les rennes de cette scène quand elle changea ces murs lugubres en parois de lierre, et quand elle retira le sang imbibant le sol pour le remplacer en un parquet chaleureux. Puis, soudainement, elle repensa à l'endroit où elle avait quitté le monde réel pour en former l'image. Si Gen avait pu prendre compte de la scène où il avait été mêlé, avec les éléments alentours qu'il avait manipulés, décimés un peu partout sur le sol, il pourrait comprendre et constater qu'il s'agissait de la rue perpendiculaire à cette dernière, où Luccia était allongée.

« Un rêve, vraiment ? »

Puis, la seconde suivante, elle reprit contact avec la réalité, en guise de réponse. Cependant, elle n'ouvrit pas les yeux pour autant, non remise de sa fatigue précédente à cause de ce cauchemar. Elle tremblait présentement de tous ses membres, et souffrait au niveau du poignet, se rendant compte qu'elle avait été blessée à cet endroit. Sous ce morceau de tissu dur marron, elle demeurait alors quelque peu tétanisée, immobile, et refusant de se révéler au grand jour, alors que doucement, le soleil s'élevait difficilement sur le marché infernal. Il n'enlevait pas à ce lieu cette atmosphère répugnante, mais l’atténuait quelque peu, alors que le train train quotidien reprenait dans les rues de Malificium. Des rires repoussants non loin d'elle, et heureusement, malgré ses tremblements, la druide ne fut pas repérée par quiconque. Sans soulever le tissu, on pouvait simplement l'assimiler à une mendiante désespérée. Et c'était bien comme ça. Maintenant, dans la peur qui la hantait, si le shaman pouvait la retrouver, pour quitter ce lieu, elle en serait ravie...

La druide sentit un rayon de soleil réconfortant lui réchauffer la joue. Puis, une main caressant son visage. Elle n'eut pas à attendre cette venue très longtemps, naviguant entre le somme et le réveil. Combien de temps avait-il mis pour la retrouver ? Elle n'en avait aucune idée, pourtant, elle avait l'impression de s'être réveillée à l'instant. Mais, s'il était là, si le shaman avait répondu à son appel, c'est quelle rêvait toujours, non ? Comment l'aurait-il retrouvé sinon ? Elle ouvrit alors doucement les yeux et, c'était bien lui. La première pensée qui lui vint fut donc :

« Oh... Je croyais pourtant m'être réveillée. »

Elle se redressa doucement, ne sachant pas vraiment où elle en était. Puis, quant à la proposition de l'homme, elle pensa aux conséquences qu'impliquait le fait de rester ici, et ce, par rapport à son rêve.

« Bon, soit. Ça m'évitera de replonger dans ce cauchemar. »

C'était bien une étrange sensation que de se sentir dans la vie réelle, et pourtant de savoir qu'il s'agissait d'un rêve. A vrai dire, jamais elle n'avait compris lors de ses songes qu'elle rêvait. Jamais, sauf au cauchemar précédent, où elle s'était, de ce fait, éveillée immédiatement. Mais là, elle savait, et ne se réveillait pas. Étrange...

Elle se leva alors péniblement, encore troublée, et s'éloigna de la ruelle, en attrapant la main de l'aveugle pour le guider. Se croyant toujours dans l'imaginaire de son inconscient, un détail pointilleux la frappa. Elle se retourna alors brutalement vers le shaman, et l'observa. Il n'avait bien plus l'usage de ses yeux. Elle se dit alors, avec stupéfaction :

« Mais, tout à l'heure, dans ce cauchemar, tu avais la vue intacte... »

Elle ferma alors les yeux, se pinça, rouvrit les yeux, et découvrit le même décor. D'un pas ralenti, elle se demanda simplement :

« Mais comment est-ce possible... »

Comment avait-il pu la retrouver si ce n'était pas un rêve ? Avait-il lu dans ses pensées ? Le mystère restait entier pour la druide...